Jean Bouchart d’Orval, il existe déjà plusieurs traductions et commentaires des fragments d’Héraclite : pourquoi vous êtes-vous consacré à traduire et à commenter ce penseur de l’Antiquité ?
Héraclite a formulé quelque chose de proprement inouï, mais ses contemporains avaient du ciment dans les oreilles et les commentaires anciens et modernes qui ont suivi n’ont réussi qu’à banaliser et ternir l’éclat de sa lumière. En général, les traductions et les commentaires existants ne sont pas très satisfaisants, en ce sens qu’ils négligent l’essentiel chez Héraclite.
L’homme de la fin du XXème siècle a besoin d’entendre
le discours-tourbillon d’Héraclite (comme l’appelle le
Professeur Constantin Fotinas sans sa magnifique préface) dans toute
sa radicalité et, pour cela, il est mieux placé que les Grecs
de la fin du VIème siècle avant Jésus-Christ. Nombreux
sont ceux qui, dans les sociétés industrielles, ont suffisamment
exploré le monde du paraître, celui de la forme, pour réaliser
que ce qu’ils cherchent est au-delà de toutes " choses ".
L’homme qui se retrouve devant la revue 3ème Millénaire
a la capacité et l’opportunité d’entendre Héraclite
dire : " De tous ceux dont j’ai entendu le discours, aucun n’est
allé jusqu’à reconnaître que cela qui est sage transcende
toutes choses. "
Le monde antique a d’abord principalement entendu parler d’Héraclite
par Platon et Aristote. Ce sont ces deux mêmes, surtout Aristote, qui
ont donné le ton à l’Occident en mettant de l’avant
une démarche cultivée depuis lors par les carriéristes
de la " philosophie ". Mais Héraclite n’est pas un
philosophe tel qu’on l’entend en Occident : ce qu’il a formulé
n’est pas fondé sur l’opinion, sur le point de vue personnel,
ni sur le raisonnement ou sur la croyance. Il est un authentique sage, c’est-à-dire
un être humain qui a cessé de se prendre pour un être humain
ou pour quoi que ce soit, y compris pour un sage. Ce qui distingue un véritable
sage des autres hommes, c’est qu’il a cessé de vivre comme
un dormeur. Dans l’Inde traditionnelle, on utilisait le terme rishi
pour désigner celui en qui l’ignorance a pris fin. Il faut souvent
recourir à des termes exotiques, car dans ce domaine, nos mots européens
ne veulent plus dire grand-chose. On appelle " sage " à peu
près n’importe qui prétendant l’être ou s’en
donnant l’air. D’autre part, le mot " philosophe " désigne
quelqu’un qui s’est forgé un système de pensée
à travers ses lectures et ses réflexions. Or, les idées
qu’a exprimées Héraclite ne viennent pas étayer
un système philosophique : Héraclite n’a rien à
dire. Un des fragments dit : " Le Tout-Puissant dont l’oracle est
celui de Delphes ne dit ni ne cache, mais fait signe. " Voilà
: Héraclite est aussi celui qui " fait signe " et qui renvoie
l’homme à sa propre lumière, plutôt que lui infliger
un système de pensée ou un idéal et le confiner à
l’indigence spirituelle pour le reste de ses jours. Il s’est d’abord
et avant tout donné à l’écoute, plutôt que
d’essayer de se bâtir une opinion.
La majorité des traductions et des commentaires d’Héraclite
tiennent pour acquis qu’il avait un message à faire passer, une
théorie à livrer au monde. Bien sûr, le texte peut parfois
donner cette impression : mais contrairement à ce qui s’est passé
plus tard en Occident, il est d’abord et avant tout le fruit d’une
écoute réelle. Il est important de rétablir cela, sinon
on fait dire à Héraclite des banalités. Ainsi, un des
fragments importants dit : " L’Unique est Cela qui est sage ; savoir
que cela qui connaît, gouverne toutes choses à travers toutes
choses. " La traduction habituelle dit quelque chose du genre de : "
La sagesse consiste en une seule chose : savoir qu’une sage raison gouverne
tout à travers tout. " Cela est défendable sur le plan
de la grammaire, mais l’éclat d’Héraclite se trouve
alors recouvert d’une couche terne qui banalise la lumière de
l’Obscur. Traduire " gnovmh " par " une sage raison "comble
temporairement notre insécurité et nous sommes alors très
tentés de l’accepter et de passer à autre chose. C’est
toujours cette insécurité qui nous pousse à demeurer
à la surface de l’existence et à nous agripper à
tous les concepts qui rassurent et renforcent l’idée du "
je " en objectivant tout.
Ce que les ouvrages académiques nomment " une sage raison "
et que les tenants de croyances religieuses appellent Dieu peut bien nous
rassurer sur la plate horizontalité de notre monde imaginaire, où
l’idée de sujet et d’objet se profile derrière chaque
perception, mais tôt ou tard ce qui n’est pas réel s’effondre.
Pour la plupart des êtres humains, cela se produit avec la mort du corps
et de la structure égoïque. Mais faut-il attendre la mort pour
réaliser notre ignorance colossale ? héraclite propose l’effondrement
de cette ignorance maintenant, consciemment, lucidement, de sorte que ses
résidus dans lamémoire, dont le corps fait partie, puissent
être fondus et la liberté luire en toute clarté. Ce n’est
pas qu’Héraclite nie l’existence d’une sorte de sage
raison, mais il suggère d’aller voir la nature véritable
de cette sage raison. Après avoir entendu " une sage raison ",
l’attention s’assoupit, l’enquête stagne. Quand on
se contente du mot lui-même, on entretient le concept d’une entité
séparée de soi qui gouverne tout comme un gouvernement fait
avec ses citoyens, avec des buts, des moyens et des résultats. La "
sagesse " devient alors quelque chose, ce qu’Héraclite dit
justement qu’elle n’est pas. Ce qu’Héraclite a réalisé
dans sa méditation est radical : c’est pourquoi il a vécu
de manière audacieuse et ce qu’il propose n’est pas banal.
C’est la réalité qui est audacieuse. Dès qu’on
ose délaisser, ne serait-ce qu’un moment, les représentations
traditionnelles sécurisantes, l’émerveillement vient.
La vérité s’avère être tellement plus simple
et plus élégante que tous les modèles avec lesquels l’homme
s’est torturé le cerveau depuis des millénaires !
Le sens premier de " gnomè " est " la faculté
de connaître " ; c’est " cela qui connaît "
qui gouverne tout car c’est " cela qui connaît " qui
est tout. Mais la pensée, dans sa peur de sortir du connu, s’est
hâtée d’en faire " une sage raison " qui contrôle
tout d’une façon volontaire. Héraclite nous invite, dans
ce fragment et dans plusieurs autres, à sortir de l’image infantilisante
d’un Dieu avec des visées pour ses créatures, des plans,
des stratégies, un Dieu qui négocie avec ses " sujets ",
un Dieu dans le devenir, surpris par le temps.
Vous parlez d’une écoute réelle. Qu’entendez-vous par là ?
L’écoute est fondamentale pour Héraclite. " N’étant pas versés dans l’écoute ils ne savent pas non plus parler ", dit un des fragments. Nous pourrions dire qu’ils ne savent pas penser, parler, ni agir. " Ils ", ce sont les dormeurs, comme les appelle aussi Héraclite, qui vivent de façon inconsciente et automatique, jour après jour, année après année, qui continuent de croire, malgré les démentis quotidiens que leur apporte la vie, qu’ils sont les auteurs de leurs pensées, de leurs paroles et de leurs actes en tant qu’entités individuelles.
L’écoute dont parle Héraclite dans ses fragments ne devient
possible que lorsque l’être humain réalise profondément
la futilité ultime de toutes ses prétentions et stratégies.
Il se passe alors quelque chose de frais : l’écoute est sans
but, sans attente de quoi que ce soit, sans sujet et sans objet. Personne
n’écoute et rien n’est écouté, mais il y
a écoute. Si l’on veut, on peut appeler cela méditation,
mais l’important c’est la réalité elle-même
et non le concept ou le mot. Jusqu’à maintenant, l’écoute
de l’homme, à peu d’exceptions près, a toujours
été l’écoute de quelque chose, de quelqu’un.
Il y a toujours quelque chose qui est attendu, quelque chose auquel on pourrait
accéder par une voie, peut-être en faisant du yoga, en pratiquant
la méditation, en priant, en devenant bouddhiste, ou chrétien,
ou encore en fréquentant un ashram en Inde pendant des années.
Ce n’est pas que ces démarches soient mauvaises, non ; c’est
notre attitude qui est maladroite, c’est notre esprit de gain qui nous
éloigne de ce que nous recherchons. Héraclite dit : " Si
l’on n’attend pas l’inattendu, on ne le découvrira
pas, lui qui est inexplorable et sans accès. " Il propose une
écoute désencombrée du contenu de la mémoire,
une écoute vraiment silencieuse, purgée de toute velléité
de changer quoi que ce soit à ce qui est. Non que les changements vont
cesser. Au contraire, Héraclite souligne le caractère dynamique
de la manifestation de l’Unique : " tout s’écoule
", dit-il, " tout cède et rien ne tient ", ou encore,
" le soleil est nouveau chaque jour ", ou encore " on ne peut
entrer deux fois dans le même fleuve ". D’ailleurs, le seul
changement véritable chez l’homme se produit au moment où
il se laisse saisir par l’Inattendu.
Héraclite appelle aussi cette écoute celle du logos : "
La sagesse veut que ceux qui sont à l’écoute, non de moi
mais du logos, conviennent que toutes choses est l’Unique. " Ce
n’est pas un homme qui est écouté, ce n’est pas
un concept ni un idéal, non ; c’est le logos, qui est un mot
utilisé pour nommer cela " qui est inexplorable et sans accès
", mais qui est notre nature véritable. Le mot logos est heureux,
car si l’on ne connaît pas le grec il ne veut rien dire et c’est
tant mieux. Quand on peut mettre un sens sur le mot logos, il faut davantage
de temps pour se défaire des représentations. Bien sûr,
pour moi qui ai le handicap d’avoir étudié un peu le grec
ancien, on peut s’amuser à se pénétrer d’un
sens profond et perdu du mot logos –je l’ai fait- mais plus profondément
le mot ne veut rien dire ! Aucun mot ne veut dire quoi que ce soit de réel
si l’on insiste pour qu’il dise quelque chose… Se libérer
du sens permet de demeurer l’esprit clair. Héraclite dit ailleurs
: " Avoir l’esprit claire est la plus haute vertu ; la sagesse
consiste à parler de la réalité telle qu’elle est
et agit selon sa nature véritable, demeurant à son écoute.
" Dans la clarté de l’esprit tout devient lumineux. Héraclite
fait signe du côté de l’éclaircie.
(…)
Héraclite nous invite à dépasser la mollesse spirituelle
: " Pythagore, fils de Mnésarque, s’adonna à la recherche
intellectuelle plus que tout homme et, ayant choisi parmi les écrits,
se fabriqua une sagesse ; érudition considérable, art fallacieux.
"
Quand l’Unique n’est encore qu’un concept, qu’une
opinion, on finit par s’en lasser et on s’ennuie : il faut alors
trouver autre chose de plus excitant. Quand on a dit l’Unique, on a
tout dit et il n’y a rien d’autre à intégrer, car
il n’y a tout simplement rien d’autre ! (…) La réalisation
de l’Unique n’est pas la négation du monde, c’est
le connaître enfin ! Quand on a saisi la réalité du rêveur,
on ne parle plus de son rêve comme d’ " autre chose ".
Bien sûr, les résidus dualistes de la mémoire prennent
du temps à fondre. A ce niveau, on peut parler d’évolution
de l’individu et de l’humanité, mais on ne peut pas à
la fois avoir vraiment été saisi par l’Unique et penser
" au monde " comme autre chose que l’Unique. Y a-t-il vraiment
conflit entre la tradition non-duelle et la réflexion d’Aurobindo
et d’autres sur les transformations du corps physique après la
descente de la lumière ou sur ce qui arrivera à l’humanité
? Tant qu’on retient que tout cela n’est pas autre chose que l’Unique,
où est le conflit ? Aurobindo savait sûrement où il en
était lui-même à ce sujet. Quant à nous, méfions-nous
des opinions vite faites et des faciles réponses incendiaires sur les
paroles de maîtres comme Ramana Maharshi qui ne sont plus là.
"Ne nous mettons pas d’accord à a légère sur
les sujets sur les sujets les plus grands ", disait Héraclite.
Ne nous mettons pas en désaccord à la légère avec
les plus grands.
Il faut mettre fin à la confusion colossale de l’homme et ne
pas craindre les réputations, y compris et surtout la sienne propre.
Il convient également de dénoncer la confusion, surtout quand
elle est enseignée. C’est en tout cas ce que faisait Héraclite
de son temps : " Pour les éveillés le monde est Un Seul
et Même, mais chacun des endormis se réfugie dans un monde individuel.
" Qui aura l’audace d’aller vérifier cela en lui-même
! Tant qu’on n’est pas aller voir soi-même en soi-même
et surtout en toute humilité, c’est-à-dire sans point
de vue, le discours demeure à la surface et ultimement vain. On aura
beau parler d’intelligence, de bienveillance et de fraternité,
on ne pourra s’empêcher de susciter l’antagonisme et la
zizanie sur son passage. On reconnaît toujours l’arbre à
ses fruits !
Ne sommes-nous pas parvenus à un moment où nous pourrions oser
laisser tomber nos masques et nos prétentions à être des
" sages ", tant que les résidus de peur et de préhension
en nous n’ont pas été fondu complètement ? En ces
temps où tout le monde et son père se présentent comme
des éveillés, j’éprouve presqu’une fierté
à n’avoir jamais laissé croire à qui que ce soit
que je pouvais être un " éveillé ", un "
être réalisé ", un " sage ", ou autre profanation
du genre. Ne serait-il pas rafraîchissant si tous ceux qui écument
les milieux spirituels, qu’ils soient occidentaux ou orientaux, levaient
publiquement la confusion et l’ambiguïté une fois pour toutes
? Enseignants, précepteurs, écrivains, conférenciers
et autres personnages publics qui savent fort bien ne pas être encore
totalement libres des résidus mentaux, surtout ceux qui se sont prématurément
eux-mêmes proclamés libres, se sont laissés proclamer
par d’autres, ou sont tentés de laisser planer une ambiguïté
à ce sujet ; quelle éclaircie ce serait si tous devenaient véridiques
! Mais il faut d’abord lever la confusion intérieurement et cesser
de se raconter des histoires. Chacun sait en lui-même où il en
est avec lui-même ; au fond, personne ne croit vraiment en ses propres
histoires. Tant que nous redevenons encore un des dormeurs dont parle Héraclite,
ne serait-ce qu’un instant, nous devrions nous offrir la joie et le
confort de le voir, d’en convenir et surtout ne pas propager la confusion
autour de nous. En tout cas, je trouve très drôle de voir quand
et comment je peux personnellement redevenir un dormeur avec la plus grande
facilité ! Bien sûr, un être en qui la liberté s’est
complètement actualisée peut formuler quelque chose, y compris
dire qu’il est un éveillé si cela convient au moment,
mais c’est toujours pédagogique ; ce n’est pas de la prétention,
car il n’y a plus personne pour prétendre. ça c’est
autre chose ; mais c’est rare.
(…)
Pourquoi le titre " Héraclite et la lumière de l’Obscur " ?
Dans l’Antiquité, on a surnommé Héraclite l’obscur car très peu de gens parvenaient à saisir la portée de ses paroles. Rien de neuf en cela : les ténèbres ont-ils jamais pu saisir la lumière ? Héraclite est obscur pour qui n’est pas dans l’écoute humble, c’est-à-dire pour celui qui attend un message, ou, pire encore, qui attend une confirmation de son propre message. Depuis combien de temps écoutons-nous des messages ? Le " message " empêche l’intelligence d’aller jusqu’au bout d’elle-même. Par exemple, peut-on échanger intelligemment en public avec des politiciens actifs ? Jamais, car ils ont toujours quelques messages à faire passer. Ce n’est qu’à leur retraite qu’ils savent écouter un peu et donc parler un peu mieux. Assez de messages ! Mais dans l’humilité de celui qui ne prétend plus savoir, qui n’essaie plus de prendre, d’appréhender une réalité, une grande lumière jaillit. Ce n’est pas une lumière quelconque par rapport à une possible obscurité, car cette lumière n’a pas de contraire. Toute affirmation a son contraire, mais le logos d’Héraclite n’affirme rien, il est ce qu’il est. Ce n’est pas la lumière versus l’obscur, c’est la lumière de l’Obscur.
L ‘Obscur, c’est Cela qui est sans signe distinctif, qui n’est
pas un objet à être saisi par un sujet ; c’est Cela qui
est le Saisissement lui-même, qui est Pur Regard, Pure Conscience. Chaque
fois que nous prêtons une réalité objective à quelqu’objet
que ce soit, physique ou subtil, tôt ou tard la vie nous envoie un démenti.
L’homme doit faire l’expérience de la vacuité de
réalité objective du " monde " : son essence n’est
rien auquel on puisse penser. La lumière véritable ne peut provenir
que de l’Obscur, elle ne peut qu’être cet Obscur. Toute
description, toute qualité, toute affirmation sont conceptuelles. Ce
sont des histoires que nous nous racontons. Ces histoires peuvent pointer
en direction de l’Obscur, elles peuvent faire signe vers l’Unique,
mais elles ne le décrivent pas vraiment.
(…)
C’est justement cette idée qu’il faut intervenir pour améliorer
son sort qui cause l’agitation et la souffrance de l’être
humain. L’idée même d’améliorer son sort dénote
l’ignorance de la réalité. Mieux, c’est la notion
même d ‘avoir un sort qui est le fondement de tout ce cirque épuisant.
Sans arrêt nous intervenons, ou croyons intervenir, de façon
personnelle dans les processus de l’existence. Cet interventionnisme
tout humain est fondé sur une lecture erronée de la réalité.
Il n’y a pas d’individu, il n’y a que la Vie avec toute
sa manifestation. Avant même que nous commencions à savoir que
nous existons, chaque matin, tout est parfait : une grande intelligence et
une grande beauté sont à l’œuvre. Avons-nous besoin
d’ " intervenir " pour respirer, pour digérer, pour
assimiler, pour dormir, pour régénérer nos cellules,
pour marcher, pour voir, pour entendre, pour sentir, pour naître, pour
croître, ou pour mourir ? Le plus amusant, c’est que même
pour avoir la pensée que nous sommes quelqu’un qui intervient,
nous n’avons pas à être quelqu’un : cette pensée
vient à tous les êtres humains de la même manière,
sans intervention " personnelle " ! Tout est un cadeau de la beauté.
La manifestation de la vie, c’est la beauté en marche. C’est
quand on associe la beauté à quelque chose que ce que nous appelons
la laideur vient. Mais même cette laideur pointe vers la beauté,
elle permet à l’homme d’éventuellement la discerner.
(…)
Héraclite insiste sur l’impermanence de toutes choses. Ne se rapproche-t-il pas de Bouddha en cela ?
Héraclite a vécu exactement à la même époque que Bouddha en Inde et que Lao-Tseu en Chine, mais aucun des trois n’a jamais entendu parler des autres. C’est de toute façon un manque de vision que d’essayer de comparer les enseignements des sages authentiques, d’essayer de voir l’influence de l’un sur l’autre. Les trois ont formulé la Tradition, c’est-à-dire ce qui ne se réfère pas au temps et à la personne. Dans les trois cas, c’est la même Source qui œuvre ; il ne faut donc pas se surprendre de trouver un identité de fond. Mais ce n’est pas essentiel d’entreprendre de longues études comparatives ; mieux vaut s’établir soi-même dans cette Source !
Pourquoi Héraclite insiste-t-il, dans plusieurs fragments, sur l’impermanence
de toutes choses ? C’est que l’homme, dans sa vie de tous les
jours, insiste lui-même lourdement sur la permanence de ces choses !
Bien sûr, intellectuellement nous savons que " tout cède,
rien ne tient ", comme dit Héraclite, mais sur le plan émotif,
là où tout se joue dans notre vie, nous agissons comme si toutes
choses étaient permanentes. Pourquoi s’étonner de rencontrer
la souffrance ? La souffrance est toujours le résultat d’une
lecture distraite de la réalité. Nos actions, nos paroles et
nos pensées sont toutes des interrogations, à savoir qu’est-ce
qui est réel ? Ressentir tel ou tel désir, c’est en fait
poser la question : " est-ce que cela est bien réel ? " La
réponse n’est-elle pas toujours la même ? Pourquoi continuons-nous
à agir, parler et penser comme si tout allait durer au niveau des formes
et des phénomènes ? C’est tout simplement que nous ne
poussons pas l’enquête assez loin pour vraiment éradiquer
l’illusion tenace qu’il existe des choses individuelles, qu’il
y a plusieurs entités. Quand on se donne vraiment à l’écoute,
une véritable compréhension prend place, à savoir que
" toutes choses est l’Unique ". A ce moment-là, on
cesse de prétendre à une pluralité d’existences.
(…)
Un dernier mot ?
Nous pourrions le laisser à Héraclite lui-même : " C’est l’héritage légué à tous les hommes de se connaître eux-mêmes et de vivre dans la clarté. " Nous avons tous la capacité de reconnaître le vrai, car nous sommes la vérité elle-même. C’est cette vérité qui se cherche dans ce que nous appelons notre vie, nos pensées, nos paroles, nos actes. L’ombre est présente en nous afin de confondre ce reflet que nous prenons pour la lumière et de faire ressortir la vraie lumière, la lumière de l’Obscur.
C’est pourquoi le sage d’Ephèse dit : " C’est
le propre de notre nature véritable de se dévoiler en se recouvrant.
"
La lumière de l’obscur, article paru dans la revue 3ème Millénaire, n°45